C'est un chien errant comme il en existe tant d'autres à Moscou, en ce mois de décembre 1924, un chien que le froid mordant et l'absence de nourriture semblent condamner à une mort certaine et imminente. Pour couronner le tout, un cuisinier, qui l'avait vu rôder en quête d'une quelconque maraude, l'a aspergé d'eau bouillante, lui brûlant sévèrement le flanc gauche. Pratiquement incapable de se déplacer, transi de faim et de froid, le pauvre chien sait qu'il ne lui reste que quelques heures à vivre, quelques jours tout au plus. Mais, alors qu'il a perdu tout espoir, il aperçoit un homme, chaudement emmitouflé dans son manteau de fourrure, qui s'approche de lui, un morceau de saucisson à la main, et lui fait signe de le suivre. Bénissant le ciel de lui avoir donné un maître si attentionné, le chien obéit sans trop se poser de questions. Désormais baptisé "Boule", il se retrouve dans un appartement cossu de huit pièces, appartenant à celui qui n'est autre que le professeur Philippe Preobrajenski, spécialiste des questions de rajeunissement. Soigné, câliné, dorloté, Boule reprend vite des forces, et s'habitue à sa nouvelle vie de chien de bourgeois : les caresses, les bons petits plats, le collier autour du cou... Mais un beau jour, le professeur, assisté de son collègue le docteur Bormental, décide de greffer sur Boule l'hypophyse et les glandes génitales d'un prolétaire tout juste décédé. L'opération se passe plutôt bien, de même que la convalescence, et peu à peu Boule prend toutes les caractéristiques de l'homme, tant physiquement que mentalement : il perd ses poils, se tient debout, et se met même à parler. Mais le résultat n'est pas tout à fait celui auquel le professeur s'attendait : lui qui pensait découvrir le secret du rajeunissement, le voilà avec une créature hybride, un homme au coeur de chien. Et qui plus est, Boule se met à se comporter tout comme son donneur d'organes, un ivrogne invétéré, crachant, buvant, jurant à tour de bras et se rebaptisant même Boulle Poligraf Poligrafovitch. Qui plus est, le professeur est menacé d'expropriation par Schwonder, président du comité de son immeuble, qui juge son appartement trop grand et n'a pas tardé à enfoncer son idéologie communiste dans la tête du nouveau Boul(l)e. Pauvre professeur, qui comprend, mais un peu tard, que n'est pas le Dr Frankenstein qui veut...

 

Boulgakov se réapproprie le mythe créé par Mary Shelley pour en faire un brûlot satirique dirigé tant contre les scientifiques imbus d'eux-mêmes et de leur prétendu savoir que contre les institutions étatiques de l'époque, notamment contre les absurdités de la politique du logement communautaire qui sévissait alors à Moscou, et le résultat est un petit bijou férocement drôle où nul n'est épargné, du savant fou, complètement dépassé par sa créature, qui ne lui apporte que coeurdechien.jpgdes ennuis, aux détestables membres du comité d'administration de l'immeuble, bornés dans leur haine du bourgeois qu'incarne le professeur. Derrière le divertissement apparent, se trouve en filigrane une véritable critique de la société moscovite des années 20, que Boulgakov n'a cessé de fustiger dans son oeuvre. Même Boule, ce pauvre chien si attachant, devient un humain détestable, méchant, mesquin, menteur, voleur, buveur... Un cauchemar ! Et c'est précisément parce que Boulgakov rit de tout et de tous que son oeuvre est si percutante, et laisse un arrière-goût amer derrière le sourire qui se dessine irrésistiblement sur les lèvres du lecteur. Si l'on rit du bouleversement inévitable que l'arrivée de la "créature" hybride provoque dans la vie (et l'appartement) du professeur (notamment dans une scène mémorable où Boule, peu après son opération, n'a pas tout perdu de son instinct de chien, et pourchasse jusque dans la salle de bains un malheureux chat qui passait par là, provoquant une gigantesque inondation), on perçoit néanmoins parfaitement la double critique politique et éthique que laisse poindre le roman, et qui lui donne toute sa profondeur. Boulgakov, toujours aussi inventif et amusant, se montre ici encore plus virulent que dans son chef-d'oeuvre, Le Maître et Marguerite, et révèle, s'il en était encore besoin, toute l'ampleur de son talent. Drôle, incisif, original, les qualificatifs abondent lorsqu'il s'agit de décrire ce court roman tout à fait plaisant, à bien des égards, et bien plus intelligent qu'il n'y paraît de prime abord.  4 étoiles

 

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