"Que dirais-tu si je me rasais la moustache ?" Voilà une question, en apparence anodine, mais qui va entraîner de terribles conséquences, tant pour le narrateur que pour son entourage. Le héros de cette histoire, architecte, décide un beau jour de se raser la moustache, qu'il porte pourtant depuis plus de dix ans, pour faire une surprise à sa femme. A mesure que son visage redevient glabre, le voilà qui sourit par avance de la réaction de son épouse, Agnès, qui ne l'a jamais connu sans sa moustache. Or, lorsque celle-ci revient, elle fait semblant de ne rien remarquer, malgré les provocations et les sous-entendus de plus en plus insistants de son mari. Plus étrange encore, alors qu'ils vont dîner chez des amis, ces derniers ne font aucune allusion à la métamorphose du narrateur, qui commence à se demander ce qui se passe. Au début, il pense à une blague potache initiée par sa femme, coutumière du fait, et qui aurait mis le couple d'amis dans la confidence. Mais même une fois le dîner terminé, toujours aucune remarque sur la moustache - ou plutôt l'absence de moustache - du héros. De plus en plus agacé par cette plaisanterie qui s'éternise, le narrateur finit par céder le premier, et demande à sa femme de cesser sa comédie. Mais celle-ci, dans une surprise qui ne semble pas feinte, lui répond qu'il n'a jamais eu de moustache, ce que confirment les deux amis du couple joints par téléphone peu après. Pourtant, sur les photos de leurs vacances à Java, le narrateur sait qu'il porte la moustache ; voilà une preuve que son épouse ne pourra démentir. Mais le lendemain matin, le cauchemar se poursuit : les collègues du héros ne remarquent rien, eux non plus. Le narrateur, pris de vertige, sent le gouffre de la folie se profiler à l'horizon. Est-ce lui qui devient subitement fou ? Sa femme, dont l'attitude se fait chaque jour plus étrange ? Est-ce un complot fomenté contre lui ? Carrère nous donne sa vision de l'effet papillon, où une simple histoire de moustache dégénère en un thriller haletant et pour le moins inquiétant...

 

Grand amateur des romans de Philip K. Dick, Carrère met en scène dans ce récit un improbable glissement de réalité, qui n'est pas sans rappeler également, à bien des égards, Kafka et sa Métamorphose. Hésitant entre le cauchemar éveillé, la descente aux Enfers ou le complot psychologique particulièrement perfide, le récit, entièrement assumé par le narrateur, vous plonge délibérément dans des abîmes de perplexité, dont il est fortement déconseillé de sortir de la même manière moustache.jpgque le héros. Rares sont les livres (français, qui plus est) qui vous tiennent autant en haleine par leurs rebondissements et leur profondeur, et La Moustache fait définitivement partie de cette catégorie très restreinte de romans. La psychologie des personnages est subtilement rendue par des monologues intérieurs bien menés, et qui nous entraînent aux confins de la folie, chaque page semblant enfermer un peu plus le héros dans l'extraordinaire bouleversement qui se produit inexorablement autour de lui : car bientôt, en sus de la moustache, ce sont des pans entiers de son existence qui semblent disparaître aux yeux des autres (des vacances à Java dont sa femme n'a plus aucun souvenir, un père décédé depuis un an mais qui a laissé un message sur le répondeur du couple quelques heures auparavant, des amis qui n'existent que dans la tête du narrateur...). Rythmé, le récit se divise en deux grandes parties, la seconde se déroulant en Asie, entre Hong-Kong et Macao, où le héros a cherché refuge pour tenter de reprendre prise sur la réalité, ou se laisser à jamais dévorer par la folie, dans une attitude passive que l'on peut déceler lors d'incessants allers-retours sur un ferry qui sillonne la baie de Hong-Kong, symbole de la résignation et de l'abandon de soi qui guettent le narrateur. Déconcertant, troublant, le roman avance vers un dénouement certes prévisible mais amené d'une manière très originale, et qui vous fait refermer ce livre avec un profond sentiment de malaise, tant les dernières pages en sont insoutenables. Porté par un style enivrant qui prend le lecteur aux tripes, un roman bouleversant, malheureusement affadi lors de son adaptation à l'écran, mais qui reste l'un des plus brillants de ces vingt-cinq dernières années4 étoiles

 

Voir aussi la critique de D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère

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