Jacob Petrovitch Goliadkine, « conseiller titulaire » au sein d'une administration russe, mène une vie parfaitement banale : vivant à Pétersbourg, avec son domestique Pietrouchka, il aime passionnément Clara Olsoufievna, la fille de son protecteur, qu'il admire au plus haut point. Mais les choses ne tournent pas en sa faveur : soupçonné d'avoir un peu trop profité des faveurs de sa logeuse, il voit sa demande en mariage à Clara rejetée avec fracas et malgré tous ses efforts pour regagner l'estime et la confiance de son protecteur, il ne parvient pas à justifier sa conduite ni à se disculper, et se fait ridiculiser par ses collègues et supérieurs, présents à la réception donnée par Olsoufiï Ivanovitch pour l'anniversaire de sa fille. Désemparé, confus, abasourdi, Goliadkine erre comme une âme en peine dans les rues de la ville, où il croise à plusieurs reprises un étrange individu. Chose encore plus surprenante : l'individu finit par se rendre chez Goliadkine lui-même, suivi de près par notre héros au comble de l'étonnement. Ce n'est qu'arrivé dans le salon de son appartement, en compagnie de l'étrange individu, qu'il découvre leur ressemblance stupéfiante, à se demander s'il n'est pas en train de rêver. Dès lors, tout s'emballe : le double se fait employer dans la même administration que Goliadkine, et s'attire la sympathie de tous, tandis que le malheureux Goliadkine voit tous ses amis et soutiens lui tourner le dos peu à peu, comme si l'autre Goliadkine réussissait partout où lui-même échoue, jusqu'à lui voler sa propre vie...

   

Dans ce roman de jeunesse directement inspiré des Contes d'Hoffmann et des Nouvelles de Gogol, Le Manteau et Le Nez en tête, Dostoïevski montre déjà, malgré l'accueil glacial qui lui fut réservé lors de la parution de son oeuvre, toute l'ampleur de son talent. Avec son improbable héros, obséquieux, narcissique, piètre orateur, abscons, détestable en un mot, Dostoïevski s'essaie au genre fantastique, bien que l'interprétation psychanalytique ne soit absolument pas à double.jpgexclure : le double, Goliadkine le jeune, comme l'appelle malicieusement Dostoïevski, est-il un être de chair et d'os, doté d'une existence réelle et prenant véritablement la place de Goliadkine, ou n'est-il que l'avatar d'un délire de persécution poussé à l'extrême, d'une paranoïa aiguë, accompagnée d'un dédoublement de personnalité ? Rien ne permet de trancher en faveur de l'une ou l'autre de ses hypothèses, et surtout pas l'attitude des autres personnages, qui accueillent à bras ouverts et sans se poser de questions ce nouveau Goliadkine, encore plus flagorneur, plus agaçant et plus horripilant que l'original. Dostoïevski n'est d'ailleurs pas tendre avec son héros, qu'il méprise ouvertement, s'attirant ainsi la sympathie du lecteur : chaque page marque une nouvelle étape dans sa descente aux enfers, et le pauvre Goliadkine se débat chaque fois un peu moins bien s'exprimant de plus en plus mal, devenant incohérent, obscur, incompréhensible, bafouillant, accumulant les maladresses, tant langagières que gestuelles, s'accrochant obstinément à sa formule fétiche « il y a ceci et cela », comme si elle pouvait prendre sens pour un autre que lui-même, alors qu'elle ne fait que contribuer à l'exaspération des autres personnages et du lecteur sans être jamais explicitée par le héros. Le tout est brillamment mené, orchestré par un Dostoïevski qui tire savamment les ficelles, et qui n'a sans doute jamais été aussi proche de Kafka, allant jusqu'à faire sombrer son héros dans la folie, et plus fort encore, jusqu'à la lui faire admettre avec soulagement et reconnaissance envers l'État. Un roman de jeunesse  encore trop méconnu, sans doute le meilleur, avec Le Joueur, pour découvrir l'œuvre immense de ce génie qu'est Dostoïevski.     3,5 étoiles 

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