Exaspérant. C'est le premier mot qui s'impose pour qualifier le jeune Kemal, âgé d'une trentaine d'années, fils à papa, directeur général d'une entreprise d'import-export créée par son père, et qui s'amourache d'une cousine éloignée, Füsun, le jour où il achète dans le magasin où elle travaille un sac à main pour sa fiancée, Sibel. Nous sommes alors en 1975, et toute la bonne société stambouliote cherche à imiter les comportements occidentaux, au détriment des traditions turques. Sous prétexte de donner à sa chère cousine des cours de mathématiques pour préparer ses examens d'entrée à l'université, Kemal la retrouve tous les jours dans un appartement inoccupé, et la belle Füsun ne tarde pas à céder aux avances de son cousin. Ce dernier, en même temps, continue à préparer, comme si de rien n'était, sa cérémonie de fiançailles avec Sibel à l'hôtel Hilton, le plus chic d'Istanbul, incapable de choisir entre l'une et l'autre et bien déterminé à profiter de ce double bonheur qui s'offre à lui. Mais les choses finissent par tourner en sa défaveur : le lendemain des fiançailles de Kemal et Sibel, Füsun disparaît, et Kemal se retrouve complètement désemparé. La famille et les amis de sa belle ne peuvent ou ne veulent le renseigner, et son amour pour Füsun commence à tourner à l'obsession : un soir, alors qu'il rend visite aux parents de la jeune fille, il emporte compulsivement une petite réglette lui appartenant. Ce sera la première pièce du musée de l'Innocence, fait de milliers d'objets touchés par Füsun, mégots, cuillères, boucles d'oreille... Kemal tombe alors dans une profonde léthargie, et malgré les efforts de Sibel, à qui il a tout avoué, pour l'aider à oublier cet amour insensé, Kemal ne pense qu'à Füsun, si bien qu'il laisse délibérément Sibel rompre les fiançailles, une fois que tout est complètement brisé entre eux. Ironiquement, alors que Füsun demeure introuvable, Kemal croit la reconnaître partout, dans la rue, dans les magasins, dans les voitures... Mis au ban par sa propre famille, ses amis qui prennent le parti de Sibel, ses associés qui lui reprochent de laisser s'effondrer la société, Kemal erre comme une âme en peine dans Istanbul. Jusqu'au jour où, des mois plus tard, il retrouve enfin la trace de sa belle, mariée à Feridun, un ami d'enfance cinéaste qui a décidé de faire d'elle une grande actrice. Son obsession pour la jeune femme ne connaît désormais plus de limites, et Kemal ne trouvera pas le repos avant d'avoir reconquis son ancien amour...

 

Avec ce roman haut en couleurs, Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature, pousse à l'extrême un comportement amoureux banal : avouons-le, garder quelques objets qui nous rappellent l'être aimé, surtout après une rupture douloureuse, on l'a tous fait. Mais chez Kemal, ce comportement se transforme en pathologie, puisqu'il devient progressivement kleptomane, faisant disparaître dans sa poche tout ce qui lui rappelle de près ou de loin Füsun. D'insupportable au début, le héros devient d'ailleurs de plus en plus touchant, à mesure qu'il doit faire face à l'adversité pour tenter de regagner, peu à peu, ce qui lui semblait donné d'avance. La personnalité de Füsun est innocence.jpgparticulièrement complexe, jusqu'au dénouement explosif et imprévisible : après avoir été "victime" de Kemal, elle joue avec lui comme un chat avec une souris, le faisant sombrer dans la folie et l'hébétude dès qu'elle se montre froide et distante envers lui. Par moments, elle en deviendrait presque excessive et antipathique, surtout dans la deuxième partie du livre, lorsqu'elle se refuse délibérément à divorcer d'un époux qui ne la comble pas, alors qu'elle pourrait épouser Kemal, mais il faut également prendre en compte l'attitude offensante de ce dernier à son égard : alors que leur liaison était connue de tous, il ne l'a pas épousée, la condamnant à l'opprobre générale dans une société où la virginité d'une jeune femme était son bien le plus précieux. Tout l'intérêt de ce roman réside dans son caractère herméneutique : pour Kemal, tout devient un signe à interpréter, tout fait sens à la lumière de son amour désespéré pour Füsun, et ce roman d'amour devient celui d'un apprentissage, nous livrant la beauté poignante du héros, condamné à muséifier les bribes de son amour perdu. Si le lecteur peine parfois à se retrouver au milieu des multiples noms de personnages, de quartiers et de rues, Pamuk reste tout de même maître de sa narration et nous guide plutôt bien dans cette profusion de détails. Malgré quelques longueurs dans la partie centrale du livre (qui fait tout de même près de 700 pages), on se laisse emporter avec délices dans ce tourbillon d'amour et de souffrance qui caractérise la relation orageuse de Kemal et Füsun, d'autant que le style de Pamuk est des plus agréables, lent, régulier, mélancolique. Rarement un écrivain aura aussi bien pu dépeindre les tourments de la passion amoureuse dans ce qu'elle peut avoir de plus cruel et de plus douloureux, mais aussi la sensualité, le désir, l'érotisme des regards échangés, des frôlements, des paroles à double sens. Pamuk signe ici l'un de ses plus grands romans, où la nostalgie surgit en filigrane à chaque page, et dont la dernière phrase, paradoxalement, apporte un éclairage différent sur l'ensemble de l'oeuvre, modifiant complètement notre vision de l'intrigue, du héros, et de cet amour secret, inavoué, inavouable et empreint d'une pureté toujours intacte. 4 étoiles

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