Si les villes pouvaient parler, comme elles auraient des choses à nous dire... Voici l'idée de départ de ce roman, qui décide de confier exceptionnellement sa narration, non à un être de chair et de sang, mais à une ville de pierre et de poussière, bâtie sur un malais insalubre il y a presque trois mille ans, qui s'est inexorablement agrandie, dépassant rapidement ses sept collines originelles pour recouvrir peu à peu toutes les plaines environnantes. Rome a vu se faire et se défaire les empires et les royaumes, elle a connu Romulus et Rémus, les Césars, les papes, Mussolini et tant d'autres encore, personnages historiques et foules d'anonymes qui ont contribué à sa richesse et à sa renommée. Et contrairement à la représentation traditionnelle que l'on s'en fait, Rome s'exprime tantôt au masculin, tantôt au féminin, dans un brouillage volontaire d'identité, qui lui fait prendre successivement l'avatar d'une louve, d'une sainte, d'une putain, d'une vieille femme ou d'un amant enfiévré. Mais cette Rome éternelle est aussi l'héroïne d'un jeu vidéo extraordinaire, baptisé Rom@, où des millions de joueurs se promènent virtuellement dans une Rome impériale fidèlement modélisée en 3D. Trois personnages gravitent autour de ce jeu, Nitzky, son concepteur, informaticien polonais expatrié au Canada, et qui n'a jamais mis les pieds à Rome, Nano, un jeune garçon originaire d'Agra qui vit de la prostitution mais échappe à sa pénible condition grâce à la rencontre fortuite d'un prince émirati féru de jeux vidéos, et Delenda Karthago, jeune Romain mondialement célèbre pour être le champion incontesté de Rom@. Et pourtant, ils ne se rencontreront pas, ou presque, car les événements vont venir perturber le déroulement des championnats par équipe du jeu : au détour d'une fontaine, Audrey Hepburn ressurgit et prend de nouvelles vacances romaines, Mussolini se remet à haranguer les foules depuis le balcon de son palais, et les fauves réapparaissent en plein milieu d'un Colisée bondé de hordes de touristes, qui s'enfuient épouvantés. Tout se passe comme si Rome et Rom@ se superposaient, comme si les notions de temps et d'espace s'abolissaient dans un immense maelström emportant tout sur son passage...

 

S'il est un roman vraiment original et novateur en cette rentrée littéraire surchargée et terriblement conformiste, c'est bien le nouvel ouvrage de Stéphane Audeguy, qui a l'audace - l'inconscience, diront les mauvaises langues - de donner la parole à la Ville éternelle, cette Rome qui n'en peut plus, justement, de son éternité, et se met à délirer, comme une vieille femme épuisée par une trop longue existence. Tout s'entremêle joyeusement dans cet incroyable charivari de rom-.jpgpersonnalités et d'époques, où le Moïse de Michel-Ange se met à déambuler l'air de rien au milieu des rues, croisant au passage un Sigmund Freud pas étonné pour deux sous. Les siècles, les lieux, les personnages se mélangent d'un paragraphe à l'autre, ce qui n'est pas sans créer une certaine confusion par moments préjudiciable à la compréhension pleine et entière du propos : il n'est pas toujours évident de démêler la voix des diverses instances narratives, au milieu des multiples avatars de Rome. Néanmoins, le lecteur apprécie également de se laisser emporter dans ce brouhaha ambiant qui superpose trois reconstructions de Rome, l'ancienne, l'actuelle, la virtuelle. Les personnages principaux sont à dessein assez difficiles à cerner, désagréables et hautains de prime abord, et pourtant absolument fascinants et ambigus, Nitzky marqué par une enfance pénible dans le musée qu'est devenu Auschwitz, Nano, par ses années de misère sordide à Agra, et Delenda (on notera le clin d'oeil assumé au "Carthago delenda est") par son rejet de la médiocrité ambiante et la volonté constante de briller par ses capacités sportives et intellectuelles. Le livre accuse toutefois quelques faiblesses, qui pourraient rebuter plus d'un lecteur : le style oscille entre lyrisme désuet et crudité triviale ; Rome, à la fois déesse et putain, s'y exprime sur tous les tons, et l'emphase pompeuse, associée aux métaphores sexuelles un peu trop explicites, sont quelque peu agaçantes. L'ensemble reste cependant onirique et déconcertant, et offre l'avantage d'une véritable création littéraire, un petit bijou d'invention. Stéphane Audeguy révinvente Rome à la lumière de son talent, et la phrase qui résume le mieux ce roman atypique serait, pour pasticher Caton, "Roma delenda est". Un dernier léger regret, enfin : que l'auteur n'ait pas davantage développé son concept de jeu vidéo révolutionnaire, qui donne pourtant son nom au roman, et qu'il nous gratifie d'une fin en eau de boudin, où tout finit par être annihilé (par l'illusoire précarité de nos amours destituées. Et vice et versa). 3,5 étoiles

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